Le passing contemporain
Le passing est un ensemble de techniques de jonglage qui consistent à faire circuler des objets entre plusieurs jongleurs. Dans ces techniques on distingue principalement deux formes de lancers, les passes qui sont des lancers d'une personne à une autre, et les self qui sont des lancers d'une personne vers elle-même (référez-vous à l'article sur les lancers pour voir le sens que je donne à ce mot). La forme de base la plus courante est un duo face-à-face, distant de trois à quatre mètres, dont les deux membres jonglent à trois massues chacun et échangent une passe simultanée tous les quatre temps avec la main droite.
On peut noter cela simplement < 3p 3 3 3 | 3p 3 3 3 >, ou même 3p 3 3 3 sous-entendant que les deux jongleurs jouent la même partition.
Vous pouvez voir cette figure couramment dans les gymnases de conventions ou dans les numéros de cirque, avec sa variation sur deux temps au lieu de quatre < 3p 3 | 3p 3 >.
J'ai commencé le passing à l'école de cirque amateur et j'en ai pratiqué un peu dans les conventions. Ce passing consistait à enchaîner quelques variations du 4-temps de base, et quand notre niveau commun le permettait, nous tentions peut-être un ultimate (où tous les lancers sont des passes) ou un 7-massues. Mais je n'étais pas particulièrement adepte du jonglage social, et à l'époque je ne suis pas allé plus loin.
Au milieu des années 1990, j'avais alors atteint un bon niveau aux massues ; j'ai rencontré Hans Gault avec qui je jonglais de temps en temps, le temps d'une séance, au célèbre point de rendez-vous des jongleurs de l'époque, près du manège, à la sortie du RER des Halles à Paris. Hans était un spécialiste du passing et comme nous avions tous les deux un bon niveau en solo, il pouvait expérimenter avec moi des figures intéressantes auxquelles je ne comprenais alors pas grand chose.
J'ai réalisé plus tard qu'à cette époque une transformation du passing avait commencé, nourrie par la "trinité" du passing parisien - Christophe Préchac, Hans Gault et Bruno Saxer - et par The Gandini Juggling Project (aujourd'hui Gandini Juggling) à Londres.
Dans mes spectacles, à partir du début des années 2000, j'ai réinvesti et développé ce que j'avais appris à l'époque, avec l'aide notamment de Sylvain Garnavault.
Pour moi, le passing contemporain regroupe plusieurs caractéristiques que voici :
- la symétrie des passes, c'est-à-dire qu'elles peuvent être lancées de la main gauche comme de la main droite. Il n'y a en principe plus de main privilégiée.
- le décalage des passes, c'est-à-dire que les passes ne sont plus obligatoirement simultanées. Elles peuvent être lancées et attrapées à contretemps d'un jongleur à l'autre, ou suivant d'autres formes de décalages. Le décalage des passes peut être issu d'un décalage d'un temps entre les jongleurs (quand la main droite d'un jongleur lance en même temps que la main gauche d'un autre) ou d'un demi-temps (chaque jongleur lance à tour de rôle, ce qui se traduit par des passes notées avec un nombre factionnaire dans la notation arithmétique).
- la répartition inégale des objets. Je pense à la grande famille des Popcorn, où la répartition varie à l'intérieur même d'un cycle, jusqu'à, comme dans certains takeaways, ne laisser aucun objet à l'un des partenaires ; je pense aussi aux techniques de picking, lorsqu'un jongleur est en quelque sorte le satellite d'un autre.
- des déplacements complexes des passeurs. Dans le passing traditionnel, les passeurs sont le plus souvent fixes pendant les figures. Leurs déplacement sur la piste ou la scène décrivent parfois des translations ou rotations, mais en passing contemporain, les déplacements peuvent être de véritables chorégraphies, comme dans les weaves ou la Bruno's nightmare. Les jongleurs peuvent alterner les rôles de feeder (distributeur pour plusieurs partenaires) et feedee (receveur d'un seul partenaire) dans la même figure.
- des enchaînements de figures sans pause entre les deux. Je rejoins l'idée de langage jonglé que j'ai décrite pour le jonglage contemporain en général, c'est-à-dire que les routines de passing ne sont plus composées de figures séparées, mais d'un "discours articulé" autour d'une idée directrice. Le jonglage du Collectif Petit Travers, où presque tout motif répétitif et presque toute pause ont disparu, en est un exemple.
- la présence de multiplex dans les passes. Les multiplex sont une technique bien connue dans le jonglage en solo, même aux massues, par exemple chez Sergei Ignatov ou chez les jongleurs des premières promotions du CNAC comme Thierry André, Mads Rosenbeck et d'autres. Mais les multiplex en passing sont moins courants, peut-être à cause du défi technique qu'ils représentent ; en plus du décalage de hauteur, on doit alors gérer des décalages horizontaux de grande ampleur, impliquant des réglages et des efforts particuliers sur le placement des objets dans les mains et lors de leur propulsion.
- les dispositions où les jongleurs regardent dans la même direction.
Alors que le passing traditionnel, à part la position face-à-face, ne connaissait guère que le runaround côte-à-côte avec trois balles ou massues, éventuellement agrémenté d'un chapeau, ou ponctuellement la disposition dos-à-dos qui augmente nettement la difficulté technique, il existe aujourd'hui tout un champ basé sur ces disposition des jongleurs, en duo ou plus nombreux : la position côte-à-côte ou face-à-dos.
Alors que le passing face-à-face évoque plutôt une sorte de combat et que l'attention est concentrée entre les jongleurs, le passing côte-à-côte (couramment abrégée kotakot) et face-à-dos (couramment appelée shiva passing déplie et projette le jonglage vers le public.
- enfin, je considère le passing contemporain comme un jonglage global, c'est-à-dire une sorte de flux qui dépasse la somme des jonglages individuels qui le composent. C'est certes une intention qui se mesure difficilement mais je crois qu'elle a une influence ethétique importante.
Toutes ces caractéristiques sont schématiques, il n'y a en réalité pas de distinction claire entre jonglage traditionnel et contemporain, les deux courants coexistent, se mélangent et continuent d'évoluer. Mais j'espère qu'elles vous donneront quelques repères.