Les pouvoirs du jonglage
Jongler, c'est diabolique. Jongler à 3 balles, c'est avoir 3 mains.
C'est se faire pousser un troisième bras. C'est se donner un super-pouvoir. C'est devenir un super-héros. C'est se prendre pour Dieu.
Et ça, le Pouvoir n'aime pas, parce qu'il sent arriver un compétiteur. Quelqu'un qui va prendre conscience de nouvelles choses. Quelqu'un qui va poser des questions. Quelqu'un qui va peut-être remettre en cause son Pouvoir.
Le Pouvoir, c'est l'autorité en place : un gouvernement, une religion... une classe dominante qui a besoin que la population reste bien sage et paie ses impôts.
Comment exerce-t-on un pouvoir ? En bougeant. En marchant. En courant. En faisant des choses que le plus grand nombre ne fait habituellement pas.
Jongler, c'est typiquement quelque chose que les gens ne font habituellement pas. Si tout le monde jonglait, quel intérêt aurait-on à jongler ?
Quand j'ai commencé à jongler, le regard de mes petits camarades du collège a changé. Tout d'un coup j'avais quelque chose en plus dans leurs yeux.
Dans la cascade à 3 balles, on l'oublie peut-être, il y a une règle implicite : on n'a pas le droit de tenir 2 balles dans la même main. Sinon, le jonglage s'arrête.
En jonglage contemporain, le jonglage ne s'arrête pas forcément même si aucune balle n'est en l'air, mais restons-en aux principes de base.
Jongler à 3 balles consiste à contrôler plus de balles que nos mains peuvent tenir.
Par quel procédé ? en se faisant pousser une troisième main imaginaire.
Imaginer, c'est déjà amener une petite dose de réalité à ce qu'on imagine. C'est la première étape.
Mais après la première étape, il y en aura peut-être d'autres ? Quand les gens auront plus de mains, ils pourront faire plus de choses ? Ils pourront régler leurs problèmes plus vite ? Ils pourront poser de nouvelles questions ?
Ils pourront peut-être prendre le Pouvoir à la place du Pouvoir en place ?
Pour prendre un raccourci, un pouvoir est une capacité supplémentaire de survie. En devenant plus rapide, plus fort, plus habile, on augmente son accès aux ressources (pour mieux chasser) et sa capacité de défense (pour défaire l'attaquant). En regardant un jongleur, les spectateurs cherchent à s'approprier une partie de ce pouvoir. Une forme de protection, en se rapprochant de quelqu'un qui a un meilleur accès aux ressources. Un jongleur augmente ainsi son statut social, en attirant l'attention des gens autour de lui.
Face à un jongleur, un Pouvoir a le choix entre deux attidudes : éloigner ou récupérer. Pour éloigner, on confine, on interdit, ou on mène une campagne de dénigrement.
Pour récupérer, on offre une protection en échange de la liberté.
On offre, par exemple, un soutien financier en échange d'une validation donnée par une autorité. On empêche ainsi, en canalisant la créativité, toute émergence artistique contraire à l'idéologie en place.
Dans tous les pays, les arts sont instumentalisés pour affirmer le "soft power", la "propagande douce" du pouvoir en place ; on dirait aujourd'hui la "communication politique". Pour montrer l'avance artistique, donc l'intelligence, le raffinement ; qualités qu'on obtient parce qu'on accède aux ressources de manière sûre et stable. Ces ressources peuvent être matérielles, ou humaines, intellectuelles, ce qui revient finalement au même. Si on n'a pas à manger, il est plus difficile de spéculer sur la place de l'homme dans l'univers, ou de faire des prouesses qui ne rapportent pas directement à manger.
Selon les pays, selon les époques, les deux stratégies ont été appliquées.
La répression
Par exemple, la religion catholique a tendance de manière générale à rabaisser le corps (la chair étant inférieure à l'esprit, la chair est périssable, l'esprit est éternel). Toute activité corporelle est dénigrée, à plus forte raison celles qui développeraient chez le pratiquant des habiletés extraordinaires.
Ainsi au Xème siècle, l'abbé Bernard de Clairvaux (Saint Bernard) déclarait que "les tours de jongleurs ne plaisent jamais à Dieu".
Dans "La Grande Parade du Cirque" (Gallimard, 1992) Pascal Jacob écrit qu'"un jongleur trop habile se pare très vite des charmes d’un sorcier dont les prouesses risquent de se consumer sur le bûcher".
Dans "Planète Cirque" (Balzac Ed. 2002), Dominique Mauclair raconte que pour les premiers chrétiens, donnés en pâture aux fauves dans l'arène, le mot « cirque » deviendra synonyme de l’holocauste perpétré contre eux, de vulgarité, de non-respect de la dignité humaine provoqué par les accidents survenus aux funambules. Il engendrera une crise qui perdurera plus de dix siècles, en Europe chrétienne.
Il n’est donc pas étonnant que Jean Chrysostome, dans son sermon aux habitants d’Antioche au IVème siècle, condamne l’acrobatie comme un art diabolique, et que Saint-Augustin jette l’anathème sur les spectacles comiques et acrobatiques « pour l’immoralité provoquée par des divertissements qui privilégient les exercices corporels au détriment des jeux de l’esprit »
La récupération
Plus tard, au milieu du XXème siècle, l'URSS décide d'ouvrir la première école de cirque du monde ; le cirque est devenu la vitrine internationale du pays en représentant ses héros sur la piste.
Depuis les années 1980 en France, en comparaison de la période précédente, le cirque connaît une expansion massivement soutenue par l'Etat.
Celui qui jongle prend une position délicate. Restera-t-il rebelle ou acceptera-t-il de servir le système ?
Sans doute qu'il lui faudra jongler entre les deux extrêmes pour survivre. A part le héros du Château de Lord Valentin (roman de Robert Silverberg), je ne connais aucun jongleur qui ait pris le pouvoir d'un pays.
Jouez finement avec votre pouvoir...