Les problèmes des jongleurs
Comme tout bon jongleur contemporain, j'ai été formé à créer et j'ai complètement intégré cette façon de penser. Dans mon logiciel, un jongleur ne reprend plus le numéro de ses parents, ni ne se contente de distraire le public. Il propose quelque chose d'original, que le public n'attend pas forcément, au risque de paraître obscur. Autour de moi, l'une des questions récurrentes parmi les jongleurs est celle de la créativité, contre l'imitation. Le meilleur jongleur est celui qui a le style le plus particulier, la plus grande capacité d'invention. Les jongleurs contemporains ne jonglent pas spécialement pour le public.
Au bout du processus, oui, c'est mieux si on arrive à atteindre le public, ou en tous cas quelqu'un. Mais ce qui guide la démarche, je crois que c'est plutôt une impulsion intérieure, inconsciente.
La démarche des artistes est opposée à celle des entrepreneurs. Un artiste crée, presque malgré lui, même si en surface cela peut demander un gros effort, quelque chose qui lui échappe et qui sera peut-être incompris.
Un entrepreneur résoud le problème de quelqu'un d'autre, et après tout, peu importe le problème, qu'il s'agisse de fournir une voiture ou de réparer un toit. Ce qui compte, c'est de bien répondre au problème du client.
Bien sûr, en réalité nous avons tous ces deux facettes, ce serait impossible de se passer complètement de l'une d'entre elles. Et il existe des contre-exemples d'artistes-entrepreneurs ou d'entrepreneurs-artistes. Mais je pense que ce schéma correspond au cas général, en tous cas dans le secteur où j'évolue.
En mars 2020, à l'opposé de ma démarche habituelle de création, j'ai posé cette question sur les réseaux sociaux :
"Comme jongleurs, quel est le principal problème que vous rencontrez ?"
J'ai eu bien plus de réponses que ce que j'attendais ; plus de 150 personnes ont répondu. Beaucoup des problèmes cités m'étaient bien connus, mais ils me sont apparus de façon plus intéressante, formulés différemment, et présentés dans une même conversation, ils ont composé une image plus complète et précise.
Voici le résultat de cette conversation. J'ai classé ces problèmes dans différentes catégories, même si certains sont délicats à catégoriser. J'ai établi cinq catégories par ordre de "niveau" à la manière de la pyramide des besoins de Maslow : les problèmes physiques, techniques, artistiques, sociaux, professionnels, métaphysiques.
Voici le détail :
1) Les problèmes liés à la santé, au physique :
- L'âge, classé ici mais il trouve sa place dans les autres catégories de problèmes : psychologiques, artistiques, professionnels...
- Les tendinites, l'arthrose, donc tout ce qui a trait aux articulations et leur usure.
2) Les problèmes psychologiques :
- Le manque de volonté
- La difficulté à prendre des décisions
- La rigueur que la pratique ou le métier demande; la détermination nécessaire pour réussir une figure ou l'intégrer dans un numéro
- La gestion du jonglage dans la vie quotidienne (le fait de tout voir à travers le filtre du jonglage ? le fait de devenir esclave du jonglage ?)
- La définition d'objectifs (le danger étant de jongler pour jongler et d'en perdre le sens)
- Le repos (l'impression de perdre du temps pendant qu'on se repose)
- Le manque de temps, que je peux traduire par la pression d'autres aspects de la vie (la famille, le job, d'autres aspects du métier de jongleur...)
- Le fait d'accorder trop de place à la pratique technique par rapport à la production artistique, ce que je peux rapprocher du manque de clarté dans la définition des objectifs
- L'estime de soi, et des pans entiers de la discussion ont tourné autour de ce sujet : qu'il s'agisse d'un problème plus intérieur (est-ce que je fais assez bien ? je devrais jongler mieux, je devrais rattraper cette balle, je fais un métier futile...) ou plus extérieur (peine à gérer le regard des autres jongleurs, surtout sur la durée, selon les époques de la vie, les modes... le regard du public, qui ne serait pas assez connaisseur pour apprécier pleinement le jonglage). On rejoint les catégories de problèmes sociaux et professionnels.
3) Les problèmes techniques :
- Le vent, le soleil...
- Rattraper ! je peux décoder en sous-problèmes : la rapidité, la coordination, la stabilité...
- Avoir une technique sûre, qui est une autre formule pour le problème précédent.
- devoir baisser le niveau sur scène pour éviter les chutes
- "100 lancers à 7 balles", que je traduis par "atteindre des paliers de difficulté" !
- La hauteur du plafond : c'est un sujet récurrent !
- La force musculaire, la condition physique en général
- Le repos, et je dirais plus largement l'organisation de la charge d'activité physique
4) Les problèmes artistiques
- Faire en sorte que le spectateur s'identifie [au jongleur]
- Mettre en valeur la technique ("ce qu'on sait faire")
5) Les problèmes sociaux
- La motivation quand il s'agit de jongler seul (pour certains, le jonglage est avant tout social ; pour les autres, à mon avis ce problème se pose au bout d'un temps plus long mais il se pose quand même)
- Plus concrètement, ce problème peut se traduire par le manque de partenaires de passing !
- Le bruit pour les voisins, selon le lieu de pratique : les chutes, les rebonds...
- Les autres jongleurs, et on rejoint ici le problème d'estime de soi : comment gérer le regard des pairs, les critiques, la reconnaissance obtenue ou non obtenue, la frontière délicate entre inspiration et plagiat...
6) Les problèmes professionnels
- L'économie d'un pays (protection sociale)
- Trouver du public
- Logistique : comment "livrer" à temps, autant dans le sens de livrer du matériel que de tenir les plannings de création, de tournée, de stockage...
- Avoir une ressource d'information centralisée au niveau mondial (un site internet / forum qui succède et modernise les rec.juggling et autres jongle.net )
- Gérer la longévité, ce qui rejoint la question physique articulaire mais aussi les questions de reconnaissance et d'adaptation à l'évolution de la société.
- S'adapter aux nouveaux modes de communication et de publicité (réseaux sociaux...)
- Gérer l'image du jonglage dans l'imaginaire collectif ; un professionnel est souvent confronté explicitement ou non, au fait que le jonglage a une image futile, infantile, marginale. En découlent par exemple des problèmes de compréhension des demandes techniques et financières.
- L'exigence de l'organisation du métier, de la planification de l'apprentissage, des priorités entre les différentes facettes du métier : l'apprentissage et l'entretien de la technique, le renouvellement, l'organisation, l'administration, le voyage...
7) Les problèmes métaphysiques
- Que faisons-nous vraiment en tant que jongleurs ? sommes-nous utiles à la société ? produisons-nous du sens, du savoir, utilisable et reproductible ?
Voilà pour l'instant, écrivez-moi ce que vous en pensez, si j'ai oublié un problème important ou plus précis, si les catégories vous semblent pertinentes...