Traditionnel ou contemporain ? une tentative de classification
Pour commencer, un peu d'histoire...
L'expression cirque traditionnel est apparue au cours des années 1980. Avant, il y avait juste le cirque. C'est un terme qui est apparu alors qu'une bascule esthétique était en cours, et que le nouveau courant cherchait à se distinguer. Aujourd'hui on peut définir quelques périodes historiques pour le cirque, en commençant par le cirque dit moderne, à partir de 1768. Puis le cirque dit traditionnel, entre la fin de la deuxième guerre mondiale et jusqu'à 1980. Le nouveau cirque, entre 1980 et 1995. Puis le cirque contemporain de 1995 à aujourd'hui.
C'est bien sûr très schématique, tous les genres coexistent encore, évoluent, se croisent... et les bascules ne se sont pas faites d'un jour à l'autre. Ce sont, avec le recul, des grandes tendances qu'on peut dégager, pour pouvoir écrire des articles comme celui-ci... ce qui conduit rapidement à trop simplifier, à oublier qu'à d'autres périodes, beaucoup de tendances, évolutions et croisements avaient déjà vu le jour.
C'est cependant ce que je vais faire : simplifier, schématiser, pour tenter de comprendre et stimuler la réflexion.
Quelle est la différence entre le jonglage traditionnel et le jonglage contemporain ? Cette question a-t-elle même un sens ?
Commençons par mieux définir la question : qu'entend-on par jonglage, traditionnel, et contemporain ?
Je m'appuie sur la définition d'Erik Aberg, où le jonglage est toute activité reliée de près ou de loin à la cascade à trois balles.
Une tradition est une pratique transmise de génération en génération. Traditionnel fait référence au passé, à une forme figée, voire dépassée ; un motif né dans des conditions qui n'existent plus.
Contemporain veut dire qui est du même temps.
Habituellement on oppose traditionnel et contemporain. J'ai souvent entendu des artistes de cirque contemporain désigner le cirque traditionnel comme "n'ayant aucun sens, ne racontant rien", ou des artistes de cirque traditionnel désigner le cirque contemporain comme "n'étant pas du vrai cirque, étant élitiste voire obscur". L'un désigne les prétendus défauts de l'autre pour se légitimer.
Pour les besoins de cet article je vais donner un sens plus précis à ces deux termes : je vais appeler traditionnel tout jonglage qui prend son origine avant 1990, et contemporain tout jonglage qui apparaît après 1990.
Cela correspond à la bascule entre nouveau cirque et cirque contemporain. C'est aussi le moment ou le numéro de cirque se dissout dans des formes de spectacle plus longues, que ces spectacles comprennent plusieurs disciplines de cirque ou qu'ils reposent principalement sur une seule discipline.
Ceci étant évidemment très schématique, il est souvent impossible de donner une date précise d'apparition d'une pratique donnée, les pratiques évoluant graduellement, chaque pratiquant apportant des touches personnelles successives. Pour cet article les mots traditionnel et contemporain sont toujours à prendre entre guillemets, je force les traits exprès pour les besoin de ma démonstration.
Il existe cependant des périodes où les évolutions sont plus marquées. C'est le cas de cette période, autour de 1990. Par exemple, le spectacle Extraballe de Jérôme Thomas, créé en 1990, cristallise un certain nombre de ces évolutions.
D'après moi il existe plusieurs grandes caractéristiques qui distinguent jonglage traditionnel et contemporain :
- la composition : le jonglage traditionnel est composé de figures ou motifs distincts, qu'on met bout à bout dans une routine ou un numéro. Le jonglage contemporain développe un "discours jonglé" à l'aide de variations graduelles autour d'une même idée.
- l'apparence des instruments de jonglage : brillants, colorés et décorés en jonglage traditionnel, blanc et mats en jonglage contemporain. L'artiste traditionnel cherche à impressionner le public, l'artiste contemporain crée un écran sur lequel le public peut se projeter.
- la place de la chute : en jonglage traditionnel, la chute représente l'échec, la mort symbolique. Les meilleurs jongleurs sont ceux qui ne "droppent" jamais. En jonglage contemporain, la chute fait partie du jonglage, certains même la cultivent et lui donnent une place centrale. Un objet au sol n'est plus symboliquement mort, c'est simplement une étape de sa vie.
Par extension, en jonglage traditionnel, le jonglage s'arrête quand tous les objets sont dans les mains. En jonglage contemporain, avoir toutes les balles dans les mains est toujours du jonglage. L'existence du jonglage est définie par le rythme et l'intention plutôt que par le vol des objets.
- le nombre d'objets. En jonglage traditionnel, le nombre d'objets visibles au début du numéro annonce le nombre maximum que l'artiste sera capable de jongler. En jonglage contemporain, le nombre d'objet est déconnecté de cette anticipation. Par exemple, de nombreux jongleurs mettent en scène une multitude d'objets, plusieurs dizaines voire plusieurs centaines. Il est alors certain qu'ils ne pourront pas jongler avec tous en même temps, et les attentes des spectacteurs sont déplacées. De "arrivera-t-il à jongler à X balles ?" la question devient "quelle composition vais-je découvrir ?"
Ce choix de mise en scène traduit aussi le passage d'une société aux ressources limitées, à une société de consommation, aux productions industrielles. Si une balle tombe, il suffit d'en prendre une autre, il y en a tellement qu'on en a toujours une sous la main.
- le personnage de l'artiste. En jonglage traditionnel, l'artiste est une figure héroïque, qui surmonte des épreuves, des défis de virtuosité. Après avoir traversé ces épreuves, il obtient le salut, c'est-à-dire selon l'étymologie du mot salut, il échappe à la disparition, à la damnation, il obtient donc la vie éternelle.
En jonglage contemporain, l'artiste est une figure plus terrienne, il a les mêmes qualités ou défauts que son public. Il est confronté à toutes les difficultés de la vie, et il ne les surmonte pas forcément : il les accepte, ou change de point de vue pour les contourner. Il n'obtient pas le salut, mais une sagesse, et sa vie (ou le cycle de la vie en général) se poursuit.
Amusez-vous à relire à travers cette grille les numéros que vous connaissez, ou à déchiffrer ceux que vous découvrez. Vous verrez que même si ces catégories peuvent être très lisibles, la vie réelle ne se réduit pas toujours à une simple grille. Ces catégories de traditionnel ou contemporain sont très relatives et continuent d'évoluer.